Programmation
Faire monde : les devenirs de la pluralisation
Les recherches du Centre ont été ramenées vers une question centrale : au Québec et ailleurs, comment faire monde, compris ici comme la rencontre d’une pluralité de modes d’existence humaine et autre qu’humaine dans une même réalité commune, peut conduire à une nouvelle manière d’investir la pluralisation et d’éclairer ses devenirs.
La programmation
Si, de 2017 à 2024, le CELAT a offert une programmation de recherche axée sur la conceptualisation, l’étude et les enjeux des processus de pluralisation, c’est-à-dire les transformations (au Québec et ailleurs) par lesquelles se multiplient les modes de vie, les normes, les identités ou les appartenances reconnaissables dans les espaces publics et privés, ces constats nous conduisent à penser les devenirs de la pluralisation à partir d’une perspective renouvelée, nourrie par le concept de faire monde. Il ne s’agit plus d’observer comment les différences structurent la pluralisation, mais plutôt comment ces mêmes différences sont constitutives d’un commun qui organise la vie en société. Par conséquent, il nous faut comprendre les rapprochements et les liens d’interdépendance qui opèrent au sein de mondes de signification qui coexistent et s’influencent tout en restant distincts. Cette posture épistémologique génère de nouvelles interrogations et offre des perspectives de recherche croisées et interdisciplinaires. Faire monde serait ainsi une manière de penser un nouveau socle commun, bâti sur une reconnaissance de la pluralité de mondes, incluant ici les mondes humains et autres qu’humains, pour explorer une nouvelle compréhension du vivre-ensemble. C’est ce que propose notre nouvelle programmation de recherche originale intitulée « Faire monde : les devenirs de la pluralisation », qui s’inscrit en continuité avec les précédentes.
Contexte
Plusieurs constats ont amené les chercheur.ses du CELAT à se recentrer sur ces questions :
- le besoin de favoriser des espaces d’échange, de rencontre entre les différents groupes d’appartenance pour limiter lse bulles d’isolement sujettes à un fractionnement de la société ;
- la nécessité d’étudier des systèmes de gouvernance et leurs mécanismes dans lesquels naissent les inégalités sociales et économiques ;
- la prise en compte de l’interdépendance entre les humains, leur environnement et les autres formes d’existence ;
- l’importance des nouvelles technologies, de l’intelligence artificielle et du numérique dans la transformation des mondes ;
- l’ouverture à d’autres formes de savoirs et la richesse dse travaux en coconstruction avec les groupes, communautés et organismes concernés ;
- le rôle unique de l’art et de la création dans la perception et la compréhension de la pluralité.
En plus de ces constats, cette programmation découle d’un contexte mondial – bouleversements liés aux changements climatiques, aux conflits armés, à la pandémie de COVID-19, aux crises migratoires, sociales et politiques, à la montée des extrémismes, à la désinformation, à la perte de confiance envers les institutions, à l’épuisement des ressources, pour ne citer que les principaux – qui bouscule les valeurs et les modes de fonctionnement de nos sociétés et amène des transformations dans les façons de faire et de penser l’avenir, de manière globale et au sein des sciences humaines et sociales. Plusieurs interrogations découlant de ces constats et de ce contexte alimentent notre nouvelle programmation scientifique. Comment penser les nouveaux espaces de cohabitation au temps de l’Anthropocène ? Comment la diversité des savoirs peut-elle enrichir notre compréhension du faire monde ? Comment la recherche-création peut-elle aider à mieux saisir les filtres culturels, générationnels et sociaux qui médient nos rapports aux autres, au milieu et à soi-même, et à ouvrir de nouvelles perspectives sur les devenirs de la pluralisation ? Quels rôles le numérique et l’intelligence artificielle jouent-ils dans nos relations aux mondes ? Quelles relations ou pratiques peuvent permettre de fédérer et favoriser une meilleure équité au sein de ces mondes pluriels et entre ceux-ci ? Quelles traces et représentations passées, actuelles et futures nous éclairent sur la création des mondes et des devenirs mémoriels ? De cet ensemble de questions se trame celle qui alimente notre programmation scientifique 2024-2030 : comment le faire monde, qui s’intéresse aux tensions entre la pluralité des mondes et l’unité d’un socle commun, ainsi qu’aux relations entre les différents existants, peut-il conduire à une nouvelle manière d’investir la pluralisation et d’éclairer ses devenirs ?
Concrètement, toutes ces interrogations prennent ancrage au Québec, appréhendé ici à la fois comme contexte situé d’application des travaux des membres et comme cas de figure pouvant servir de point de référence ou de comparaison dans l’étude de cette transformation du monde. Elles s’inscrivent dans des travaux empiriques in situ, des corpus originaux, des expérimentations que nos membres font en combinant à la fois recherche, création et action. Leurs recherches s’appuient sur des terrains diversifiés, à échelles variées, combinant différentes structures de pensée disciplinaire, toutes complémentaires, et des thématiques de recherche multiples, le tout se faisant avec l’idée de se rassembler autour de projets collaboratifs, toujours menés en dialogue avec les partenaires impliqués. L’immigration, l’interculturalité, la relation aux peuples autochtones, le handicap et la santé mentale, les impacts mémoriels et patrimoniaux des changements climatiques, le rapport au paysage, les arts et la performance, les technologies numériques, les poltiques, l’archéologie, le patrimoine, les institutions muséales, les mémoires, la mort et les spiritualités, la reconnaissance des droits, les langues et littératures sont autant de thèmes porteurs au sein du CELAT qui agiront comme portes d’entrée pour répondre aux questions soulevées par notre programmation de recherche.
Originalité et envergure
La programmation scientifique du CELAT 2024-2030 « Faire monde : les devenirs de la pluralisation » propose de changer de focale en portant notre regard au-delà des dynamiques socioculturelles qui lient ou opposent les humains ou groupes humains au sein des sociétés pour inclure, dans le spectre de nos recherches, la relation qu’ils entretiennent avec l’écoumène (Berque, 2021) et les mondes autres qu’humains, à savoir toutes les entités – animales, végétales, défuntes, numériques et intangibles (Uhl et Khalsi, 2021). Ce changement amène à penser et à réfléchir autrement aux enjeux du vivre-ensemble, étudiés dans la programmation 2011-2017, et aux processus de pluralisation, observés en 2017-2024, puisqu’il nous invite à tenir compte de l’interdépendance de ces mondes, à étudier leurs partages et passages, et à mobiliser et réinvestir d’autres façons d’être au monde. Faire monde, au singulier, invite dès lors à penser et à nommer d’un même souffle la pluralité des modes d’existence et leur rencontre dans une seule et même réalité commune, qui forme « un Tout composé de mille parts. De tout le monde. De tous les mondes » (Mbembé, 2023, p. 12). Faire monde implique d’entrer en relation avec cet ensemble interconnecté d’existants, humains et autres qu’humains, de localités et de globalités, dont on reconnaît l’agentivité réciproque. Il nous est alors possible d’observer les mondes en train de se faire, de se défaire et de se refaire continuellement, d’étudier les liens, les mutations, les processus autant de collaboration, de contamination, de domination, d’exclusion que de destruction, qui opèrent au sein de ces mondes et entre ceux-ci. Cette programmation invite également à engager une posture épistémologique fondée sur la réciprocité avec les existants et à saisir, en tant que chercheur-ses, les manières dont nous contribuons à façonner les mondes autant qu’ils nous façonnent et à accepter d’accompagner les transformations qui s’y jouent. L’originalité et la pertinence de cette programmation scientifique reposent donc à la fois sur le thème choisi, qui vient enrichir les programmations précédentes en adoptant une nouvelle perspective de recherche, et sur nos manières de penser et de pratiquer la recherche et la recherche-création, notamment par la coconstruction des savoirs.
Posture méthodologique du CELAT
La posture méthodologique développée par les membres du CELAT se fonde sur du travail in situ, au contact direct des personnes concernées par nos recherches, dont les connaissances et les expertises complètent celles développées dans un cadre universitaire. L’objectif principal est la coconstruction ou la cocréation par l’entremise d’approches combinant recherche, création et intervention, notamment auprès de publics peu entendus, et par des pratiques innovantes toujours fondées sur un processus dialogique, souvent transformateur. Cette posture rend les travaux du CELAT originaux et innovants, et conduit les membres à s’engager radicalement dans le « tournant vers le public » (Beck et Maida, 2015), dans le dialogue – interdisciplinaire, intersectoriel, intersectionnel, intergénérationnel, interculturel – et dans l’action, entendue ici autant dans l’accompagnement de personnes, communautés ou institutions dans leur devenir que dans l’exploration de nouveaux paradigmes en sciences humaines et sociales. L’une des dimensions essentielles de cette programmation réside dans la transformation des valeurs et des rapports de pouvoir, allant dans le sens de la reconnaissance des savoirs, autant ceux que les groupes ou acteurs possèdent sur eux-mêmes et avec les autres, que ceux émanant des autres qu’humains. Ainsi, il n’est plus question de hiérarchie dans la constitution des savoirs, mais d’ouverture, ce qui permet de saisir une réalité fondée sur l’apport des différences de chacun à la constitution d’un tout, d’un Tout-Monde, pour reprendre une terminologie chère à Glissant (1997). Il ne s’agit surtout pas, comme universitaires, de renoncer à jouer un rôle dans la production de connaissances savantes ou de s’abstenir de poser des questions fondamentales sur la pluralité pour s’en tenir uniquement aux préoccupations de celles et ceux que nous rencontrons sur le terrain. Il s’agit plutôt d’opter pour des postures réflexives et d’effectuer le travail de recherche en dialogue constant ou en collaboration avec les personnes ou les groupes qui en sont l’objet, de les impliquer dans nos démarches de façon innovante et de les accompagner dans des changements souhaités (Saillant, 2011). Cela engendre nécessairement une grande adaptabilité de la part des chercheur-ses, voire une certaine vulnérabilité, qui confronte le milieu de la recherche à une grande imprévisibilité, perçue par Ingold (2023) comme créatrice de résilience et propice à la formation de nouveaux savoirs.
L’expérimentation par les arts a également pris une place importante au sein du CELAT comme source de réflexion et de production de savoirs. En effet, les travaux en recherche-création du CELAT se révèlent d’excellents observatoires puisqu’ils sont essentiels au développement d’autres formes de connaissances, axées sur le sensible, le sensoriel et le réflexif. Ils permettent de comprendre les processus d’articulation du réel grâce aux expérimentations artistiques que cette forme de recherche autorise. Ils ont également une portée transformatrice et peuvent avoir un impact majeur en regard de la reconnaissance de la citoyenneté culturelle. Ces ancrages théoriques, conceptuels et méthodologiques sont au cœur même des manières de faire et de penser la recherche au CELAT et servent de socle à l’étude de notre programmation « Faire monde : les devenirs de la pluralisation ».
Ancrages théoriques et conceptuels
La programmation scientifique du CELAT s’ancre dans des perspectives réflexives communes aux membres du Centre et à d’autres penseur-ses ailleurs dans le monde, qui voient un point de rupture avec la modernité, laquelle a fait du modèle occidental, colonial et capitaliste le modèle dominant d’appréhension du monde (Appiah, 2019 ; Descola, 2022 ; Escobar, 2018 ; Ghosh, 2021 ; Ingold, 2000, 2023 ; Latour, 2015 ; Parrique, 2022 ; Rosa, 2022 ; Stenger, 2009 ; Tsing, 2022). Le schème intellectuel présent préfigure un tournant ontologique qui passe d’un mode binaire d’existence (humains/non-humains, culture/nature, nous/eux, raison/émotion, sacré/profane), à une ontologie de la relation (relatedness) et de l’interdépendance comme fondement de la réalité. Coexistent une pluralité de mondes, ce que plusieurs nomment « plurivers » (Escobar, 2021 ; Cadenas et Blaser, 2018), combinant une diversité entremêlée d’histoires humaines et autres qu’humaines, plusieurs de ces dernières ayant été par le passé occultées, oubliées ou même rayées (Benasayag, 2021 ; Desprets, 2015 ; Haraway, 2016 ; Morizot, 2019 ; Tsing, 2017, 2021), mais également une pluralité dans les manières de faire monde, que l’on nomme en anglais worlding, supposant un caractère processuel jamais achevé.
Le choix de « faire » monde plutôt que de « composer » le monde, comme le proposent Descola (2014) ou Latour (2011), démontre notre volonté d’insister sur le fait que le monde est continuellement œuvré, fabriqué, performé, habité. Cette constante transformation des mondes qui coexistent se traduit également dans l’idée qu’il peut y avoir simultanément une ou des réalités communes – comme le signale Martucelli (2017) avec le continuum sociotechnique – et une multitude de spécificités et de différences. L’objectif ne serait plus un souci d’un commun universel (Dardot et Laval, 2014), mais d’un « en-commun », dans le sens d’une mise en commun d’appartenance à des singularités multiples (Mbembé, 2023). Gardou (2012, 2022) rappelle que l’idée même d’inclusivité sous-tend le droit de se différencier, de différer et, dans le même temps, d’être, de devenir avec les autres, sans être ni séparé d’eux, ni confondu avec eux, ni assimilé par eux dans un modèle homogène dans lequel on tenterait de faire rentrer tout le monde. Ingold (2021) poursuit cette idée en mentionnant que ce n’est pas en forçant la différence à intégrer l’ensemble que nous pourrons réussir à faire monde, mais bien en tissant cet ensemble à partir de la différence même. Au lieu d’instituer « un vivre-ensemble malgré les différences » comme se sont évertuées à le faire les sociétés démocratiques (Lapierre, 2020), il s’agit maintenant de bâtir un vivre-ensemble sur ces mêmes différences, en incluant les différentes formes d’existence. La programmation du CELAT s’inscrit ainsi dans de nouvelles perspectives de recherche en sciences humaines et sociales qui appellent à examiner les chevauchements entre la production de savoirs, la production du commun et la production de futurs souhaitables (Hébert, Saillant et Bourdages-Duclos, 2023), et à prendre en considération les formes d’interdépendance entre tous les agents humains et non humains qui permettent à chacun et chacune d’exister, une idée qui renvoie à « la diplomatie d’interdépendance » de Morizot (2016), au « parlement élargi » de Macé (2019) ou bien encore aux « paysages viables » de Tsing (2017). Car exister, c’est toujours coexister et habiter, c’est toujours cohabiter parmi d’autres formes de vie et de mort (Despret, 2015). C’est à partir de ces ancrages théoriques et conceptuels et des constats faits lors des travaux sur les processus de pluralisation que s’est construite cette nouvelle programmation sur le faire monde.